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mardi 9 décembre 2025

Fiche de lecture - Thomas Stenger - Le marketing politique - 2012

Thomas Stenger est professeur des universités à l'IAE de l'Université de Poitiers, spécialiste en sciences de gestion et en marketing, où il dirige également le laboratoire CEREGE. Ses travaux de recherche portent principalement sur les pratiques de consommation, la prescription et l'aide à la décision d'achat en ligne, ainsi que sur l'appropriation des technologies de l'information et de la communication (TIC), en particulier dans les contextes de l'e-commerce et des médias sociaux. Il est notamment connu pour un ouvrage sur le marketing politique, placant ainsi de manière explicite le politique comme un produit à vendre, avec sa stratégie marketing inhérente.

Nous nous proposons ici de fournir les idées clef de cet ouvrage, qui servira de point de départ à notre réflexion sur le marketing politique et les codes actuels nécessaires à connaître, afin de mieux en appréhender les mécanismes sous-jacents.

Cet article propose une analyse exhaustive du marketing politique, en retraçant son émergence, ses principes fondamentaux, ses outils stratégiques, et ses évolutions majeures. La dimension académique du texte s’appuie sur de nombreuses références, à la fois théoriques et historiques, pour illustrer les multiples facettes du marketing appliqué au champ électoral.


Résumé

Genèse et fondements historiques

Le marketing politique en France trouve son origine en 1965, lors de la campagne de Jean Lecanuet, orchestrée par Michel Bongrand qui s'était initialement positionné pour aider le Général De Gaulle dans sa réélection. Cette campagne de 1965 marque le début du recours aux méthodes de marketing dans la sphère politique française, à la faveur du suffrage universel et des médias de masse. En décembre 1965, Jean Lecanuet se présente donc à l’élection présidentielle, soutenu notamment par Paul Reynaud. Démocrate-chrétien, il incarne un courant atlantiste bénéficiant d’un appui financier américain, opposé à la politique d’indépendance nationale du général de Gaulle. Après le refus de De Gaulle d’utiliser la campagne conçue par Michel Bongrand, celui-ci offre ses services à d’autres candidats, dont Lecanuet qui accepte. Sa campagne, très marquée par l’usage de la télévision, met en avant sa décontraction et son charme, ce qui lui vaut de part et d'autre de l'échiquier politique français, les surnoms de « Kennedy français » et de « Monsieur dents blanches ».

Ainsi, grâce à l’usage de l’image, de la presse régionale, et à une stratégie inspirée des pratiques américaines, Lecanuet triple le score électoral initialement attendu, illustrant la puissance de la communication politique stratégiquement pensée. Depuis lors, tous les candidats – même un homme comme De Gaulle, qui avait initialement strictement refusé ces méthodes – auront recours à des experts en marketing politique et communication. Ce phénomène est indissociable du développement des médias de masse et de la professionnalisation du conseil politique. En être conscient, c'est mieux se prémunir contre les manipulations les plus grossières, et tenter ainsi de réduire autant que possible les effets de ses manipulations de masse.


Principes et outils du marketing politique

Le marketing politique repose sur le triptyque segmentation, ciblage, positionnement, ainsi que sur le « mix marketing », constitué des quatre « P » : produit, prix, place (distribution), et promotion (communication). À l’instar du marketing marchand, ces outils permettent de formuler une offre politique adaptée aux attentes, motivations et préoccupations du corps électoral. Les méthodes d’attention publicitaire, telles que le modèle AIDA (Attention, Intérêt, Désir, Action), sont aussi adaptées au discours politique, où l’efficacité dépend d'une habile mobilisation des émotions et du choix des mots, plus que des slogans creux.

Le modèle AIDA est un cadre conceptuel central en marketing, conçu pour structurer la progression psychologique qui amène un individu à adopter un comportement d’achat ou, dans le cas du marketing politique, à soutenir une cause ou un candidat.

  • Attention (A)

La première étape vise à capter l’attention du public cible. Dans le contexte politique, cela se fait par des affiches marquantes, des slogans percutants ou une mise en scène visuelle singulière, cherchant à interrompre le flot quotidien d’informations et à susciter une curiosité initiale. Il est ici essentiel de rendre le candidat ou le thème visible dans un environnement communicationnel saturé par les slogans, les visuels, les coups médiatiques, et les petites phrases incisives qui tournent maintenant en boucle sur les différentes plateformes des réseaux sociaux numériques. Au delà du fond, il faut donc attirer l'attention par la punchline adéquate pour conduire son auditoire à amorcer un intérêt.

  • Intérêt (I)

Une fois l’attention captée, il s’agit d’éveiller l’intérêt pour l’offre politique, la cause défendue ou la personnalité du candidat. Cela passe par un discours adapté, la mise en avant de thèmes saillants et une construction narrative permettant à l’électeur de se sentir concerné. L’objectif est que le public se reconnaisse, à ce stade, dans des valeurs, des problématiques ou des aspirations qui résonnent avec ses propres préoccupations. Dans cette phase, il est essentiel que la personalité politique montre en quoi son offre politique touche les préoccupations concrètes des électeurs (emploi, sécurité, pouvoir d'achat, etc.). On peut se rapprocher de la stratégie des préoccupations en se basant sur la pyramide de Maslow, dont on a bien décrit les mécanismes dans notre article sur le renseignement humain.

  • Désir (D)

Cette phase vise à transformer l’intérêt en désir, c’est-à-dire à faire naître une préférence forte et une motivation personnelle pour soutenir activement le candidat ou la proposition. Dans le champ politique, cela suppose d’activer des leviers émotionnels – enthousiasme, espoir, confiance – pour que l’électeur ait envie de passer à l’acte. C’est l’étape de la persuasion intime, souvent catalysée par des éléments d’identification ou des promesses jugées crédibles.

  • Action (A)

Enfin, l’action désigne le passage à l’acte : vote, engagement militant, participation financière, etc. Le message doit alors indiquer explicitement ou implicitement ce que le public est invité à faire, en réduisant les obstacles pratiques ou psychologiques à ce comportement (allant, par exemple, de l’incitation à aller voter jusqu’à la participation à un mouvement collectif).

Le modèle AIDA, s’il a été initialement conçu dans le domaine commercial, irrigue aujourd’hui l’ensemble des stratégies de communication politique, chaque phase correspondant à un enjeu communicatif et psychologique spécifique, de l’exposition initiale à la mobilisation concrète du public. 

Ce modèle est apprécié pour sa simplicité opératoire et sa capacité à guider la conception de messages ou de parcours militants (emailing, landing pages, scripts de terrain, vidéos courtes, etc.). Ses limites sont bien connues : il suppose un processus linéaire et individuel, alors que le comportement politique est fortement contextuel, interactif, et traversé par des effets de groupe, de réseaux sociaux et de polarisation.​ Il existe également des variantes contemporaines qui complètent AIDA par des dimensions de loyauté, de recommandation ou d’engagement continu, surtout dans les environnements numériques. Des cadres alternatifs comme notamment le modèle 5A (Aware, Appeal, Ask, Act, Advocate) sont conçus spécifiquement pour l’ère numérique en insistant sur la recommandation (Advocate) et l’influence des communautés en ligne. Ils considèrent que le parcours n’est plus linéaire : un individu peut circuler entre information, demande de conseils, action et advocacy selon les interactions sur les plateformes numériques.


Les références majeures et la construction du champ

Edward Bernays, neveu de Freud, est un pionnier, ayant défini les règles de la propagande et des relations publiques dans « Propaganda » (1928). Les campagnes qu’il dirige – telles que celle des « torches de la liberté » pour Lucky Strike – démontrent comment instrumentaliser un discours politique au service de la consommation. Les travaux de Lazarsfeld et Katz, en particulier « The People’s Choice » (1944), sont également décisifs, posant les bases de la théorie de la décision et du leadership d’opinion. Leur vision, centrée sur le récepteur inséré dans un groupe social, a inspiré aussi bien la communication électorale que le marketing viral contemporain.


Émotions et incarnation politique

Le rôle des émotions constitue aujourd’hui un axe central du marketing politique. Les recherches démontrent que l’humour rallie les indécis, tandis que la menace s’avère plus efficace pour persuader les opposants (Brader, 2006). La théorie de l’intelligence affective (Marcus et al., 2005, p. 951) met en avant l’anxiété comme émotion-clef susceptible de faire basculer le jugement citoyen. L’incarnation parfaite d’une fonction – comme l’illustra l’affiche « La France présidente » lors de la campagne de Ségolène Royal (2007) – résulte de la congruence entre image, fonction et attentes collectives.


Pratiques internationales et inflexion numérique

Les exemples étrangers, du Brésil aux États-Unis, enrichissent l’analyse. Au Brésil, les « marqueteiros » jouent un rôle déterminant lors des virages stratégiques d’image, signe d’une professionnalisation accrue. La campagne victorieuse de Barack Obama en 2008, quant à elle, consacre l’avènement des technologies numériques et des réseaux sociaux, qui permettent une mobilisation, une action et une persuasion politique intensifiées et personnalisées. La stratégie consiste à orchestrer l’information, cibler la communication, mobiliser les militants et solliciter des dons au moyen d'outils en ligne.


De l'activisme traditionnel au consumérisme politique

La montée d’un « consumérisme politique » se traduit par une émancipation du citoyen consommateur ainsi qu’une diversité de formes d’engagement, moins idéologique, plus spontanée et flexible. L’exemple du Tea Party américain, né dans un climat de crise et s’appuyant sur les réseaux sociaux pour organiser une contestation « bottom-up », illustre ce tournant vers un militantisme participatif et conversationnel, renouant avec la tradition des « town meetings » (Perot, 1992).


Théorie de l'agir communicationnel et espace public

La théorie de l’agir communicationnel (définie par le philosophe allemand Jürgen Habermas) préconise un modèle démocratique fondé sur le discours et la compréhension mutuelle, excluant intimidation et menace. Les mutations de l’espace public – marquées par la mondialisation de l’information, la multiplication des médias, l’expansion d’Internet et la « peopolisation » – soulèvent des questions fondamentales sur la capacité réelle de communication et d’action politique, face à une surabondance de l’information et à une fragmentation des contenus.


Citations


Le document mobilise des auteurs tels que Michel Bongrand, Edward Bernays, Lazarsfeld et Katz, Philippe Braud (citant Norbert Elias), Marcus et al., Pierre Bourdieu, Habermas, Brader, ainsi que des exemples historiques précis (campagnes de Jean Lecanuet, Ségolène Royal, Barack Obama, Tea Party). Les concepts et citations issues de leurs travaux servent à appuyer une réflexion nuancée sur la dynamique contemporaine du marketing politique, articulée entre rationalisation des stratégies et mobilisation affective.

Cette fiche de lecture met en lumière la richesse du texte originel, où alternent références académiques, études de cas historiques, et conceptualisations théoriques du champ du marketing politique contemporain. Chaque affirmation ou analyse reprend les sources telles qu’indiquées, assurant ainsi une rigueur documentaire conforme aux standards universitaires.


Thomas Stenger, Le marketing politique, p. 8

« Dans la filiation marxiste, la communication est un système symbolique d’aliénation des individus, un produit de l’idéologie capitaliste qui « hypnotise » les foules. Tandis que, dans une tradition rationaliste, la communication est l’ennemie de la raison. Elle détruit l’information et transforme la démocratie en un spectacle. On rencontre, sous des formes diverses et avec des dosages variés, la combinaison de ces deux argumentations dans la plupart des propos faisant de la communication « le cancer » de la démocratie. »

Thomas Stenger, Le marketing politique, p. 60 et p. 64

Cet extrait de l'ouvrage cite notamment Michel Bongrand, alors nommé responsable de campagne pour les candidats de la majorité après les élections présidentielles de 1965, qui avaient vu le candidat Jean Lecanuet mettre en ballotage le Général de Gaulle en réalisant près de 16% des voix au premier tour.

« Avant le marketing politique, il existe le marketing tout court. Ma difficulté a d’abord été de définir le marketing tout court – j’ai fait beaucoup de publicité, comme je vous l’ai expliqué. J’ai cherché à formaliser. J’en suis venu à la définition suivante : le marketing est un ensemble de techniques ayant pour objectif d’adapter un produit à son marché, de le faire connaître au consommateur, de faire la différence avec les concurrents et, avec un minimum de moyens, d’optimiser le profit né de la vente. La transposition littérale du marketing en politique donne la définition suivante : le marketing politique est un ensemble de techniques ayant pour but de favoriser l’adéquation d’un candidat à son électorat potentiel, de le faire connaître par le plus grand nombre d’électeurs, de créer la différence avec les concurrents et les adversaires et avec un minimum de moyens, d’optimiser le nombre de suffrages. »
« Il ne faut pas simplement répondre aux attentes. C’est plus compliqué que cela. Il faut comprendre les attentes, dire aux Français qu’on a compris leurs attentes et que si on n’y répond pas immédiatement, c’est parce que l’intérêt de la France le nécessite… On commence par leur dire ce qu’on fait de bien pour eux pour qu’ils reconnaissent que c’est une étape nécessaire. Le marketing politique ne doit pas aveuglément répondre à la demande. Il doit servir à l’identifier et expliquer. [...] Parce que je pense qu’au-delà du marketing, y compris du marketing politique, le seul mot qui compte, c’est le coeur. C’est la sensibilité, c’est la sincérité. C’est plus important qu’un rapport de trois cents pages. Il faut gagner la confiance. »

Thomas Stenger, Le marketing politique, p. 99

« L’émotion est suscitée chez l’électeur notamment lors de véritables cérémonies qui sacralisent l’instant passé à écouter le leader. Le registre émotionnel est atteint à travers deux dialectiques opposées mais complémentaires qui sont d’une part la création d’anxiété et d’empathie et d’autre part la création d’une image, oscillant entre héros et homme « normal ». En ces temps de marketing politique, ces effets d’émotion paraissent être de puissants vecteurs de création de votes imaginaires, votes sur lesquels l’individu peut projeter sans limite tout ce qu’il désire. »

Thomas Stenger, Le marketing politique, p. 123

« Le sentiment d’appartenance à une communauté qui peut faire la différence et qui incarne le renouveau apporte un ensemble de gratifications dont l’intensité sera modulée par le niveau d’investissement cognitif, temporel et pécuniaire de chacun. »

Thomas Stenger, Le marketing politique, p. 137

« De part leur adaptation spontanée aux fonctions de vigilance, de dénonciation et de notation, les réseaux socionumériques peuvent être perçus comme des champs d’action spécifiques du consumérisme politique. Ils permettent aux individus d’exercer directement un pouvoir de contrôle ou de nuisance. Internet devient ainsi un espace de veille généralisé où l’opinion publique digitalement consolidée agirait en soutien ou en réaction à l’action politique, participant tant à sa diffusion qu’à son boycott. Ce regard scrutateur exercé par les citoyens-consommateurs peut se traduire par le concept de « sous-veillance », un néologisme qui souligne un caractère bottom-up (littéralement de bas en haut, selon une logique ascendante), à l’inverse de la « sur-veillance », qui suggère un regard top-down, c’est-à-dire venant du haut»

Thomas Stenger, Le marketing politique, p. 167

« Le paradoxe de cette révolution des techniques de communication est de compliquer encore plus le processus de communication humaine et politique qu’elle devait, au contraire, simplifier. Le récepteur constitue en quelque sorte la revanche des hommes, des cultures, des valeurs, et des représentations sur les dispositifs techniques. Comme si la communication s’échappait et l’incommunication s’installait, au fur et à mesure qu’il est de plus en plus aisé d’interagir. On est loin d’en avoir fini avec cette « savonnette » qu’est la communication. » 


Source

  • STENGER, Thomas, Le marketing politique, CNRS Éditions, Paris, 2012, 192 p.

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