Le 1er mai 2025 a été mis en ligne sur le site de la chaine LCP l'audition auprès d'une commission d'enquête de l'Assemblée nationale du PDG de Vencorex, Jean-Luc Béal. Cette audition qui s'est déroulée le lundi 28 avril 2025 vise à établir les freins à la réindustrialisation de la France.
Rappel historique : de Rhône Poulenc à Vencorex
Vencorex est une entreprise dont l’histoire s’inscrit au cœur de la tradition chimique française, et plus particulièrement grenobloise. Son origine remonte à la première moitié du XXe siècle, sur le site industriel de Pont-de-Claix, près de Grenoble, où s’installent dès 1916 les premières usines de production de chlore. Ce site va devenir, au fil des décennies, un haut lieu de l’industrie chimique, d’abord autour de la chimie lourde puis de la pétrochimie, accompagnant le développement économique et social de la région.
L’histoire de Vencorex est intimement liée à celle de Rhône-Poulenc, géant de la chimie et de la pharmacie né en 1928 de la fusion entre les établissements Poulenc et la Société chimique du Rhône. Rhône-Poulenc va jouer un rôle majeur dans l’essor de la chimie française, avant de se scinder à la fin des années 1990, donnant naissance à Rhodia pour la chimie et à Sanofi pour la pharmacie. C’est dans ce contexte que se développe, sur le site de Pont-de-Claix, une spécialisation dans la production d’isocyanates, molécules essentielles à la fabrication de polyuréthanes utilisés dans de nombreux secteurs industriels (peintures, vernis, adhésifs, matériaux composites, etc.).
À partir des années 1970, l’entreprise se distingue par l’innovation, avec le lancement en 1978 de la production d’hexaméthylène diisocyanate (HDI) monomère, puis en 1984 par la création de la première usine Tolonate™, une gamme d’isocyanates aliphatiques de spécialité. Cette dynamique d’innovation permet à l’entreprise d’ouvrir en 1988 une usine Tolonate™ à Freeport, au Texas, marquant ainsi son entrée sur le marché international. En 1997, la société développe la technologie Easaqua, qui permet la formulation de polyuréthanes en phase aqueuse, répondant ainsi aux nouvelles exigences environnementales.
En 2008, l’activité isocyanates de Pont-de-Claix est rachetée par le groupe suédois Perstorp, ce qui renforce encore son ancrage international. Quatre ans plus tard, en 2012, Perstorp s’associe au groupe thaïlandais PTT Global Chemical (PTT GC) pour créer la co-entreprise Vencorex, qui devient rapidement un acteur majeur du secteur, avec l’ouverture de bureaux commerciaux au Brésil et à Shanghai, puis la mise en service en 2016 d’une nouvelle usine à Rayong, en Thaïlande. Cette période est marquée par une forte croissance, Vencorex devenant le numéro deux mondial des isocyanates de spécialité.
Cependant, à partir de 2022, la conjoncture se détériore. PTT GC devient l’actionnaire unique de Vencorex, mais l’entreprise subit de plein fouet la crise énergétique, la hausse des coûts de production et la concurrence internationale, notamment asiatique. En 2023, Vencorex est placée en redressement judiciaire à la demande de son actionnaire thaïlandais. Malgré une mobilisation exemplaire des salariés, qui tentent de reprendre l’entreprise sous forme de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), leur offre est jugée irrecevable par le tribunal de commerce de Lyon, faute d’avoir pu réunir à temps les financements nécessaires.
En avril 2025, le tribunal de commerce attribue la reprise partielle de Vencorex France à BorsodChem, filiale du groupe chinois Wanhua, leader mondial des isocyanates. Cette décision entraîne l’arrêt définitif de plusieurs activités historiques du site de Pont-de-Claix et la perte d’un fleuron industriel français, symbole de la difficulté à préserver la souveraineté industrielle dans un secteur stratégique.
Au fil de son histoire, Vencorex aura employé jusqu’à 650 personnes dans le monde, dont 450 en France, et aura fourni des secteurs aussi variés que l’automobile, le bâtiment, l’aéronautique ou l’électronique. Son site de Pont-de-Claix, véritable cœur industriel, était aussi un maillon essentiel de la chaîne de valeur française, produisant notamment du sel de haute pureté pour les industries du nucléaire et de l’espace (propusleur de la fusée Ariane 6).
L’histoire de Vencorex, de ses origines grenobloises à son passage sous pavillon asiatique, illustre à la fois la capacité d’innovation de l’industrie chimique française et les défis posés par la mondialisation et la concurrence internationale. Elle rappelle l’importance stratégique de préserver les savoir-faire et les capacités industrielles sur le territoire national, dans un contexte de transition écologique et de réindustrialisation.
La vente de Vencorex à la société chinoise Wanhua
L’histoire récente de la vente de Vencorex à une société chinoise s’inscrit dans un contexte de crise industrielle et de perte de souveraineté industrielle, qui a profondément marqué le secteur de la chimie française. Placée en redressement judiciaire à l’automne 2024 à la demande de son actionnaire thaïlandais PTT Global Chemical, Vencorex, fleuron de la chimie iséroise spécialisé dans les isocyanates, a suscité de vives inquiétudes tant pour l’emploi local que pour la sécurité des filières industrielles françaises stratégiques, notamment le nucléaire et l’aérospatial.
Face à la menace de démantèlement, plusieurs scénarios de reprise ont été envisagés. Parmi eux, un projet de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), porté par des salariés, des syndicats et soutenu par des collectivités locales comme la Région Auvergne-Rhône-Alpes et la Métropole de Grenoble. Ce projet, baptisé CIRCEI, visait à préserver un maximum d’emplois et à maintenir l’entreprise sous contrôle français. L’État avait même promis un soutien financier à hauteur d’un euro public pour un euro privé investi, et un industriel étranger était prêt à investir plus de 40 millions d’euros dans la relance du site. Cependant, le tribunal de commerce de Lyon a jugé cette offre "irrecevable", estimant que les financements nécessaires n’étaient pas réunis à temps et que la trésorerie ne permettait pas de garantir la sécurité du site au-delà de quinze jours. Ce point a d'ailleurs été totalement confirmé par le PDG du groupe lors son audition devant la commission de l'Assemblée nationale.
Dans ce contexte d’urgence, le tribunal a donc validé, le 10 avril 2025, l’offre de reprise partielle déposée par BorsodChem, filiale hongroise du groupe chinois Wanhua, numéro un mondial des isocyanates. Cette offre, d’un montant de 1,2 million d’euros, prévoit le maintien de seulement 54 emplois sur les 450 que comptait initialement Vencorex, et l’engagement d’investir 19 millions d’euros sur le site de Pont-de-Claix d’ici 2027. Le reste des activités et des emplois est condamné à disparaître, suscitant une vive émotion et une colère partagée parmi les salariés, les élus locaux et les syndicats, qui dénoncent un "jour noir" pour la chimie française et une perte majeure de souveraineté industrielle.
Perte industrielle, perte d'emploi, perte de souveraineté
Les enjeux de cette cession dépassent la seule question de l’emploi. Vencorex fournissait en effet des matières premières stratégiques, notamment du sel de haute qualité utilisé dans les filières du nucléaire et de l’espace. Le gouvernement a assuré avoir pris des mesures pour sécuriser ces approvisionnements, qui s'élèvent à deux ans selon la commission parlementaire, mais la décision est largement perçue comme un symbole des difficultés de l’industrie française à préserver ses fleurons face à la concurrence internationale et à la mondialisation.
En définitive, la vente de Vencorex à Wanhua s’est imposée faute d’alternative crédible et rapidement finançable, malgré la mobilisation locale et nationale. Elle marque une étape douloureuse pour la région grenobloise et pour l’ensemble du secteur chimique français, qui voit l’un de ses acteurs historiques passer sous pavillon étranger, avec un impact social et industriel considérable.
Malgré la situation, le ministre de l'Industrie Marc Ferracci a estimé qu'il n'y avait « aucun problème de souveraineté » avec Vencorex, sous-traitant pour la dissuasion nucléaire française repris partiellement par son concurrent, le géant chinois Wanhua. « Nous avons avec le ministère des Armées trouvé des solutions pour permettre à nos filières stratégiques de trouver des sources alternatives pour se fournir, en sel, en chlore, ce que produisait Vencorex », a-t-il déclaré sur France 3.
Quel bilan de l'audition du PDG de Vencorex ?
L'audition du PDG de Vencorex est très claire sur le bilan de cette fin tragique d'un acteur français de l'industrie chimique : En termes de structure de coûts, ce sont 40% des charges de l'entreprise qui sont liées aux dépenses énergétiques (ce qui inclut le gaz naturel ainsi que l'électricité).
- Le gaz naturel est actuellement 4 à 5 fois plus cher en Europe qu'aux Etats-Unis.
- L'electricité est 2 fois plus cher en Europe qu'aux Etats-Unis : actuellement à 67€ / MWh. Au dessus de 50€ / MWh, on est en total désavantage concurrenciel, confirme le PDG...
Au cours des dernières années, 60% des investissements de Vencorex ont été fait pour répondre à de nouvelles normes européennes et à leur sur-interprétation dans le droit français (Vencorex est d'ailleurs classé SEVESO au niveau le plus haut).
La société a du, au titre du PPRT (Plan de Prévention des Risques Technologiques), investir dans un nouveau electrolyseur avec une enveloppe budgétaire de 103M€. Cette activité est libre d'être reprise, car seule l'activité de peinture industrielle a été racheté par la société mère chinoise. Le fait que la société Vencorex fournisse indirectement la DGA pour la propulsion des missiles M51 est crucial ici : selon Mediapart (plusieurs fois cité lors de l'audition), la qualification d'un sel émanant d'un nouveau fournisseur nécessitera jusqu'à 3 tirs de qualification de missile M51, pour un cout de 200M€ par processus de tir (dont 120M€ pour le missile en lui-même d'après différentes sources ouvertes).
On ne peut qu'être surpris des questions connexes liées à la retraite par capitalisation contre un modèle par répartition, posée par le rapporteur de la commission... L'essentiel du problème ici est clairement lié au coût de l'énergie ainsi qu'au poids des normes européennes et de leur retranscription dans le droit français.
Au-delà de l'aspect industriel qui va voir la fermeture d'une usine de 400 personnes, la perte de plus de 90% des salariés du site, et en toute vraissemblance des conséquences graves sur 4 à 5 fois plus d'emplois indirects, il y a bien entendu les coûts liés à la requalification des armements militaires dont les combustibles chimiques étaient produits par la société Arkema.
Arkema est un acteur industriel français majeur dans la chimie de spécialité, et son site de Jarrie (Isère) joue un rôle stratégique dans la chaîne d’approvisionnement de produits chimiques utilisés pour la propulsion spatiale et militaire. Historiquement, Arkema s’approvisionnait en sel très pur auprès de Vencorex depuis 1968, un partenariat essentiel pour la fabrication de perchlorate de sodium sur le site de Jarrie. Ce perchlorate est ensuite revendu à ArianeGroup, qui l’utilise comme ingrédient clé dans le carburant des boosters de la fusée Ariane 6 et dans les missiles de la dissuasion nucléaire française, notamment les M51 embarqués à bord des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE).
La mise en redressement judiciaire de Vencorex à l’automne 2024 a provoqué un arrêt brutal de l’approvisionnement en sel pour Arkema, avec des conséquences majeures pour la filière. Le sel fourni par Vencorex possède des spécifications techniques très particulières, difficilement remplaçables par d’autres sources. Face à cette rupture, Arkema a dû annoncer un plan de réorganisation drastique de son site de Jarrie, recentrant ses activités sur la production d’eau oxygénée, de chlorate et de perchlorate, tout en arrêtant la production de chlore, de soude, de chlorure de méthyle et de fluides techniques. Ce recentrage s’est accompagné de la suppression de 154 postes sur les 344 que comptait le site.
L’absence d’un sel de qualité équivalente à celui de Vencorex a menacé la continuité de la production de perchlorate, indispensable à la propulsion spatiale et militaire française. Le ministère des Armées et la Direction générale de l’armement (DGA) ont donc suivi de très près ce dossier, compte tenu de l’importance stratégique de la filière pour la souveraineté nationale et la sécurité des approvisionnements. Malgré la recherche active de solutions alternatives, Arkema a souligné que les options disponibles n’étaient pas compatibles en termes de spécifications, de coût et de quantité pour toutes les productions, notamment celles liées à la défense et à l’espace.
En résumé, Arkema est un maillon essentiel de la chaîne industrielle qui transforme le sel très pur de Vencorex en perchlorate de sodium, utilisé dans la propulsion des lanceurs spatiaux et des missiles militaires français. La crise de Vencorex a mis en lumière la fragilité de cette filière stratégique et la difficulté de trouver des alternatives industrielles fiables à court terme, ce qui a entraîné des réorganisations majeures et des suppressions d’emplois chez Arkema, tout en posant un enjeu de souveraineté pour la France.
Le patrimoine immateriel de l'entreprise : la question des brevets
Enfin, il faut noter le sujet de la perte d'un patrimoine immateriel clef avec l'ensemble des brevets déposés par la société Vencorex. Selon le rapporteur de la commission parlementaire, plusieurs sites internet chinois se vantaient de la récupération de ces brevets.
Selon Monsieur Jean-Luc Béal, le portefeuille des brevets de Vencorex porte à 90% sur les dérivés chimiques d'isocyanates. Ces brevets ont effectivement été repris par la société chinoise. Il existe en plus trois autres brevets bien distincts : deux concernent les monomères isocyanates et un brevet relatif à l'electrolyse, qui pour ce dernier seulement n'a pas été repris par la société chinoise. Le savoir-faire de Vencorex a par contre été entièrement repris par la société chinoise Wanhua. Libre à chacun de tirer ses propres conclusions face à cet état de fait.
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