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mardi 20 mai 2025

Fiche de lecture - Ignacio Ramonet - La tyrannie de la communication - 1999

Dans son ouvrage publié en 1999 sous le titre « La tyrannie de la communication », Ignacio Ramonet propose une réflexion approfondie sur les bouleversements majeurs qui ont transformé le paysage médiatique et la circulation de l’information à l’ère du numérique. Il commence par dresser le constat d’une véritable révolution dans le système d’information, qu’il compare à l’invention de l’imprimerie tant ses conséquences sont profondes et structurantes pour la société. Selon Ramonet, la multiplication des supports et la généralisation des technologies numériques ont profondément modifié la manière dont l’information est produite, diffusée et consommée. Cette révolution a entraîné une concentration sans précédent des médias entre les mains de grands groupes économiques, reléguant l’indépendance journalistique au second plan et soumettant l’information à la logique du marché et du profit.


Synthèse des principales idées de l'ouvrage

Ignacio Ramonet insiste dans son ouvrage sur la marchandisation de l’information, qui a perdu sa dimension civique et démocratique pour devenir un simple produit à vendre, un service monnayable comme un autre. Les médias, soumis à la concurrence et à la recherche de l’audience, privilégient désormais les événements spectaculaires, les faits divers retentissants et les psychodrames planétaires, comme la mort de Lady Diana ou l’affaire Lewinsky, au détriment de l’analyse de fond, de la contextualisation et de la réflexion critique. Cette transformation de l’information en marchandise conduit à une uniformisation des contenus, chaque média cherchant à imiter les autres pour ne pas perdre son public, ce qui aboutit à une véritable surenchère dans le traitement de l’actualité. Ce triste constat réalisé en 1999 n'est que plus flagrant 25 ans après, surtout dans un contexte de crise des ventes de journaux au format papier. La presse quotidienne papier en France est passée d’un sommet de plus de 8 millions d’exemplaires vendus chaque jour au début des années 1990 à environ 1,5 million en 2023, illustrant une mutation profonde du secteur sous l’effet du numérique et du changement des habitudes de lecture.

L’auteur met également en lumière le paradoxe de la surinformation, qui, loin de favoriser une meilleure compréhension du monde, engendre en réalité une forme de désinformation. Submergé par un flot continu d’informations superficielles, souvent non vérifiées ou mal hiérarchisées, le citoyen se trouve dans l’incapacité de distinguer l’essentiel de l’accessoire et de développer un véritable esprit critique. Ramonet parle à ce sujet d’« effet paravent » ou de « censure invisible », soulignant que la profusion d’informations agit comme un écran qui empêche l’accès à la connaissance véritable. La machine médiatique communique sans réellement informer, saturant l’espace public de messages sans profondeur ni perspective.

Dans ce contexte, le rôle des journalistes s’est profondément transformé. Autrefois garants de l’indépendance de l’information et du respect de l’éthique professionnelle, ils sont de plus en plus soumis à la pression de l’urgence, de l’audience et des contraintes économiques. Le journaliste n’est plus un contre-pouvoir, mais un simple rouage dans une machine médiatique qui privilégie la rapidité et le sensationnalisme à la vérification et à l’analyse. Les supports médiatiques sont d'ailleurs très souvent utilisés comme caisses de résonnance. En effet, on dit que les médias sont utilisés comme caisses de résonance dans la guerre de l’information parce qu’ils amplifient, relaient et donnent une visibilité démultipliée aux messages, récits ou stratégies d’influence élaborés par des acteurs engagés dans des confrontations informationnelles. Dans ce contexte, la guerre de l’information ne se limite plus à la diffusion d’informations ou à la désinformation : elle vise à occuper l’espace public, à influencer les perceptions, à modeler l’opinion et à peser sur les décisions politiques, économiques ou sociales par l’usage offensif ou défensif de l’information.

Les médias jouent un rôle central dans ce processus, car leur capacité à toucher un large public, à travers la télévision, la radio, la presse écrite ou les réseaux sociaux, en fait des vecteurs privilégiés pour la propagation de messages stratégiques. Lorsqu’une information, une rumeur, une image ou une prise de position est reprise par les médias, elle acquiert une portée et une légitimité accrues : c’est ce qu’on appelle l’effet de caisse de résonance. Les médias ne se contentent pas de rapporter des faits : ils participent à leur diffusion massive, à leur mise en scène (on parle de storytelling en anglais) et parfois à leur dramatisation, ce qui peut renforcer l’impact émotionnel ou politique du message initial.

Dans la guerre de l’information, cette fonction de caisse de résonance est exploitée de manière méthodique. Les acteurs (États, groupes d’influence, organisations, voire individus) cherchent à optimiser la résonance de leurs messages en utilisant les médias pour toucher le plus grand nombre, créer des réseaux d’influence, animer des débats ou forums, et ainsi façonner le terrain informationnel à leur avantage. La rapidité et la mondialisation de la circulation de l’information accentuent ce phénomène : une opération d’influence ou de désinformation bien relayée par les médias peut avoir des effets considérables, parfois sans qu’il soit nécessaire de recourir à la force ou à des moyens matériels.

Cette évolution remet en cause la fonction démocratique des médias, qui devraient permettre aux citoyens de comprendre les enjeux du monde et de participer au débat public en accédant à une information impartiale et de qualité.

Ignacio Ramonet analyse également la confusion croissante entre les différents pouvoirs dans nos sociétés contemporaines. Il observe que les trois pouvoirs traditionnels – exécutif, législatif et judiciaire – sont désormais dominés par l’économie, les médias et le politique, dans cet ordre. Cette hiérarchisation nouvelle brouille les frontières entre sphère économique et sphère politique, au point que l’information, loin d’être un contre-pouvoir, devient un instrument au service des intérêts économiques et politiques. L’indépendance des médias se trouve ainsi gravement menacée, ce qui fragilise la démocratie elle-même.

Enfin, Ignacio Ramonet décrit le phénomène de mimétisme médiatique et d’hyperémotion qui caractérise le traitement de l’actualité. Pris dans une logique d’urgence et de spectacle, les médias se précipitent sur les mêmes événements, amplifiant l’émotion collective et créant une forme de consensus artificiel autour de certains faits. La réalité est ainsi souvent remplacée par sa mise en scène médiatique, qui privilégie l’émotion à la raison et la réaction immédiate à la réflexion de fond. Cette dérive contribue à affaiblir la capacité des citoyens à exercer leur esprit critique et à participer de manière éclairée à la vie démocratique.

Dans l’ensemble, « La tyrannie de la communication » se présente comme un ouvrage critique et engagé, qui alerte sur les dangers d’une société dominée par la surinformation, la marchandisation et la concentration des médias. Ramonet invite à une prise de conscience collective sur la nécessité de défendre une information indépendante, pluraliste et de qualité, condition indispensable au bon fonctionnement de la démocratie. Son analyse, dense et documentée, propose une lecture lucide et parfois sévère des dérives du système médiatique contemporain, tout en appelant à une réflexion sur les moyens de préserver la fonction civique de l’information dans nos sociétés.


Citations

Ignacio Ramonet« La tyranie de la communication », 1999, p. 48

« Vivre dans un pays libre, c'est vivre sous un régime politique qui ne pratique pas cette forme de censure et qui, au contraire, respecte le droit d'expression, d'impression, d'opinion, d'association, de débat, de discussion. Cette tolérance, nous la vivons tellement comme un miracle que nous négligeons de voir qu'une nouvelle forme de censure s'est subrepticement mise en place, que l'on pourrait appeler la « censure démocratique ». Celle-ci, par opposition à la censure autocratique, ne se fonde plus sur la suppression ou la coupure, sur l'amputation ou la prohibition de données, mais sur l'accumulation, la saturation, l'excès et la surabondance d'informations. Le journaliste est littéralement asphyxié, il croule sous une avalanche de données, de rapports, de dossiers - plus ou moins intéressants - qui le mobilisent, l'occupent, saturent son temps et, tels des leurres, le distraient de l'essentiel. De surcroît, cela encourage sa paresse puisqu'il n'a plus à chercher l'information, et qu'elle vient à lui d'elle-même. »

Ignacio Ramonet« La tyrannie de la communication », 1999, p. 128  

« Les guerres, dans un univers surmédiatisé, sont devenues de grandes opérations de promotion politique qui ne sauraient être conduites en dehors des impératifs des relations publiques. Elles doivent produire des images propres, limpides, répondant aux critères du discours de propagande ou, en termes contemporains, du discours publicitaire. Cela est une affaire trop sérieuse pour être laissée aux reporters des informations télévisées ». 

Ignacio Ramonet« La tyrannie de la communication », 1999, p. 184 

« Longtemps rare et onéreuse, l'information est devenue pullulante et prolifique ; certes de moins en moins chère, au fur et à mesure que son débit augmente, elle est néanmoins de plus en plus contaminée. Alors que les passerelles, les ramifications et les fusions entre grands groupes de communication se multiplient dans une atmosphère de compétition impitoyable, comment être sûr que l'information fournie par un média ne visera pas à défendre, directement ou indirectement, les intérêts d'un conglomérat auquel il appartient plutôt que ceux du citoyen ? » 

Ignacio Ramonet« La tyrannie de la communication », 1999, p. 192

« Désormais, un fait est vrai non parce qu'il obéit à des critères objectifs, rigoureux et recoupés à la source, mais tout simplement parce que d'autres médias répètent les mêmes informations et confirment. La répétition se substitue à la démonstration. L'information est remplacée par la confirmation. [...] C'est ainsi, on l'a vu, que furent construits les vrais-faux du charnier de Timisoara et tous ceux de la Guerre du Golfe et de Bosnie. Les médias ont de plus en plus de mal à distinguer, structurellement, le vrai du faux. Là aussi, Internet aggrave les choses, car le pouvoir de publier est désormais décentralisé, toute rumeur, vraie ou fausse, devient de l'information, et les contrôles, effectués naguère par la direction en chef, volent en éclats. »

Ignacio Ramonet« La tyrannie de la communication», 1999, p. 193 

« Le journal télévisé, structuré comme une fiction, n'est pas fait pour informer, mais pour distraire. Ensuite, la rapide succession de nouvelles brèves et fragmentées (une vingtaine par journal télévisé) produit un double effet négatif de surinformation et de désinformation (il y a trop de nouvelles , mais trop peu de temps consacré à chacune d'elles). Et enfin, vouloir s'informer sans effort est une illusion qui relève du mythe publicitaire plutôt que de la mobilisation civique. S'informer fatigue, et c'est à ce prix que le citoyen acquière le droit de participer intelligemment à la vie démocratique. »

Ignacio Ramonet« La tyrannie de la communication », 1999, p. 197 

« S'informer demeure une activité productive, impossible à réaliser sans effort, et qui exige une véritable mobilisation intellectuelle. Une activité assez noble, en démocratie, pour que le citoyen consente à lui consacrer une part de son temps, de son argent et de son attention. L'information n'est pas un des aspects de la distraction moderne, elle ne constitue pas l'une des planètes de la galaxie divertissement ; c'est une discipline civique dont l'objectif est de construire des citoyens. »


Sources complémentaires

https://cr451.fr/guerre-de-information/

https://www.ege.fr/infoguerre/2001/11/les-principes-de-la-guerre-de-l-information

https://www.dgsi.interieur.gouv.fr/decouvrir-dgsi/nos-missions/cyberdefense/lutte-contre-manipulation-de-linformation

http://cahiersdujournalisme.org/Serie-2/V2N1/CaJ-2.1-R007.html

https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/37417

https://www.epge.fr/la-guerre-par-linfluence-information-et-desinformation/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Concentration_des_m%C3%A9dias

https://shs.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2016-3-page-80?lang=fr

https://shs.cairn.info/les-guerres-de-l-information-a-l-ere-numerique--9782130822431-page-35?lang=fr 

 

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