Elias Canetti est un écrivain d'expression allemande né en 1905 en Bulgarie, et décédé en 1994 à Zurich. Canetti est reconnu comme l'un des grands auteurs du XXe siècle, ayant reçu le prix Nobel de littérature en 1981.
L'œuvre majeure de Canetti, publiée en 1960, est l'essai « Masse et Puissance », une analyse approfondie des comportements de masse et du pouvoir politique. Il a également écrit des pièces de théâtre, des essais, des recueils d'aphorismes et une autobiographie en quatre volumes. Polyglotte et cosmopolite, Canetti a vécu dans plusieurs pays européens, notamment l'Autriche, l'Angleterre et la Suisse. Son œuvre reflète une perspective pluraliste de la culture européenne, nourrie par son parcours de vie singulier.
Il est reconnu pour ses analyses de grande envergure sur le XXe siècle et ses réflexions détaillées sur les mécanismes humains et les modes de fonctionnement psycho-sociaux. Canetti incarne donc un universel européen, transcendant les frontières nationales et culturelles. Son héritage littéraire continue d'influencer la pensée contemporaine, faisant de lui un intellectuel majeur du siècle dernier.
Citations
« Masse et Puissance » est l’œuvre majeure d’Elias Canetti, publiée en 1960. Cet ouvrage monumental de plus de 500 pages est le fruit d’une vaste investigation de type phénoménologique sur les concepts de masse et de puissance. Canetti y développe une analyse approfondie des comportements de masse et du pouvoir politique. Il propose une perspective originale en découvrant la masse au fond d’une infinité d’activités humaines. L’auteur ne considère pas la masse comme un phénomène uniquement moderne, mais comme une « donnée anthropologique structurelle » présente depuis les premières sociétés. Dans son analyse, Canetti distingue différents types de masses (ouverte, fermée, en anneau, de fuite, etc.) et s’appuie sur des exemples tirés de l’ethnologie, de la psychologie et de la sociologie1. Il explore notamment comment la masse peut être à la fois répressive et libératrice, terrorisante et résistante.
« Masse et Puissance » est considéré comme un défi intellectuel, incitant à une réflexion libérée des cadres classiques de pensée. Bien que parfois difficile à suivre en raison de son articulation complexe, l’ouvrage maintient l’intérêt du lecteur par la richesse de son contenu et son approche novatrice.
L’œuvre de Canetti se distingue d’autres penseurs de la masse comme Le Bon et Freud, que nous analyserons dans des articles dédiés, par son approche anthropologique et sa vision de la masse comme une entité ontologiquement distincte de la somme des individus qui la composent.
Elias Canetti, Masse et Puissance, p. 217
« Mais plus encore que le danger et la rage, c’est le mépris qui pousse à écraser. On écrase quelque chose de très petit, qui ne compte guère, un insecte, parce qu’on ne saurait pas autrement ce qu’il en est advenu. La main humaine ne peut former un creux assez étroit pour cela. Mais, compte non tenu de ce que l’on veut se débarrasser d’un esprit tourmenteur, et savoir aussi que l’on s’en est bien débarrassé, ce comportement envers une mouche ou une puce trahit le mépris de tout ce qui est absolument sans défense, vit dans un tout ordre de grandeur et de puissance que nous, qui n’avons rien de commun avec lui, ne nous transformons jamais en lui, ne le craignons pas, sauf s’il se montre soudain en masse. »
Cette citation met en lumière une dynamique fondamentale du mépris et de la violence exercée sur ce qui est perçu comme insignifiant ou vulnérable. Voici quelques conclusions que l’on peut en tirer :
1. Le mépris comme moteur de domination
Canetti souligne que le mépris est souvent plus puissant que la rage ou le danger dans la volonté d’écraser quelque chose. Ce mépris s’exprime envers des entités jugées insignifiantes, comme des insectes, qui incarnent ce qui est sans défense et sans pouvoir. Cette observation illustre une tendance humaine à affirmer sa supériorité sur ce qui ne représente pas une menace directe, mais dont l'existence même dérange.
2. La violence comme affirmation de contrôle
L'écrasement d’un être vulnérable découle d’un besoin de certitude et de contrôle : savoir qu’on s’est débarrassé de ce qui tourmente ou dérange. Cela reflète une volonté humaine de maîtriser son environnement, même au prix d’actes destructeurs, pour apaiser une angoisse existentielle.
3. La peur des masses comme inversion du mépris
Canetti établit un contraste entre l’individu isolé et la masse. Si un être insignifiant (comme un insecte) ne suscite pas de crainte lorsqu’il est seul, il peut devenir redoutable lorsqu’il se manifeste en masse. Cela traduit une ambivalence : ce qui est perçu comme faible individuellement peut devenir une menace collective, renversant ainsi les rapports de force.
4. Une réflexion sur le pouvoir et la violence
Cette analyse s’inscrit dans le cadre plus large de Masse et Puissance, où Canetti explore les mécanismes du pouvoir et leur lien avec la violence. Ici, le mépris envers les faibles et l’écrasement symbolisent une dynamique omniprésente dans les relations humaines : celle d’une domination fondée sur la peur et le rejet de l’altérité. En somme, cette citation illustre comment le mépris nourrit la violence envers ce qui est perçu comme inférieur ou insignifiant, tout en révélant une peur latente de voir cette faiblesse se transformer en force collective. Elle reflète également la complexité des rapports entre individu, masse et pouvoir dans la pensée de Canetti.
Elias Canetti, Masse et Puissance, p. 222
« Ce processus par lequel s’achève toute prise de possession animale n’est pas sans éclairer le caractère de la puissance en général. Qui veut régner sur les hommes cherche à les rabaisser, à abolir par la ruse leur résistance et leurs droits jusqu’à les avoir impuissants devant lui comme des animaux. C’est en animaux qu’il les utilise ; encore qu’il ne le leur dise pas, il sait toujours au fond de lui-même le peu qu’ils sont pour lui ; il les traitera de moutons ou de bétail devant ses familiers. Son dernier but est toujours de les transformer en proie dévorée et vidée. Peu lui importe ce qui reste d’eux. Plus il les a maltraités, plus il les méprise. »
Cette citation met en lumière la nature profonde du pouvoir et ses mécanismes de domination. Elle révèle plusieurs aspects cruciaux de la relation entre le détenteur du pouvoir et ceux qu'il cherche à dominer, d'ou une importance cruciale d'avoir un chef à la hauteur des enjeux :
1. Déshumanisation et animalisation
Canetti compare le processus de domination humaine à la prédation animale. Le puissant cherche à "rabaisser" ses sujets, les réduisant à l'état d'animaux sans défense. Cette déshumanisation permet au dominant de justifier son traitement brutal et de supprimer toute empathie envers les dominés.
2. Stratégies de domination
* Abolition des droits et de la résistance
* Utilisation de la ruse pour affaiblir les dominés
* Réduction des individus à l'état d'objets ou d'outils
3. Psychologie du pouvoir
Canetti expose la mentalité du tyran qui considère ses sujets comme du "bétail" ou des "moutons". Cette vision révèle un profond mépris pour l'humanité des dominés, qui s'accentue à mesure que le dominant les maltraite.
4. Cycle de la puissance
La citation illustre un cycle pervers où le mépris engendre la maltraitance, qui à son tour renforce le mépris. Ce processus auto-alimenté explique comment le pouvoir peut devenir de plus en plus brutal et déshumanisant avec le temps.Cette analyse de Canetti offre une perspective saisissante sur les mécanismes psychologiques et sociaux du pouvoir absolu. Elle met en garde contre les dangers de la concentration du pouvoir et la facilité avec laquelle les êtres humains peuvent être réduits à l'état de "proie" par ceux qui les dominent. Ce mécanisme pervers peut s'entendre au niveau d'un Etat, mais également dans le cadre de relations géopolitiques. Nous vivons plus que jamais dans un système proies-prédateurs ou la France à tout interêt à se trouver le plus haut possible dans la chaine alimentaire.
Elias Canetti, Masse et Puissance, p. 329-330
« Car dans la masse, l’ordre se propage horizontalement entre ses membres. Il se peut qu’au début il ne concerne, venu d’en haut, qu’un individu isolé. Mais comme il a des semblables à proximité, il le leur retransmet immédiatement. Dans sa peur, il se rapproche d’eux. En un clin d'oeil, les autres en sont contaminés. Quelques-uns commencent par se mettre en mouvement, puis d’autres, puis tous. La diffusion instantanée du même ordre les a transformés en masse. Ils fuient alors collectivement. […] Un ordre donné à un grand nombre de gens a donc un caractère bien particulier. Il vise à faire de ce grand nombre une masse, et il n’éveille pas la peur dans la mesure où il y réussit. C’est exactement la fonction du mot d’ordre par lequel l’orateur impose une certaine direction à des gens rassemblés, et on peut y voir un ordre donné collectivement. Du point de vue de la masse, dont le désir est de se former rapidement et de maintenir son unité, de tels mots d’ordre sont utiles et indispensables. L’art de l’orateur consiste à résumer en mots d’ordre tout ce qu’il veut obtenir et à les présenter avec force à la masse pour l’aider à se former et à exister. C’est lui qui produit la masse et la maintient en vie par un ordre supérieur. Pourvu qu’il ait réussi en cela, ce qu’il lui demandera ensuite réellement n’a guère d’importance. L’orateur peut insulter et menacer tant qu’il veut un rassemblement d’individus, ils ne l’en aimeront pas moins s’il sait ainsi les constituer en masse. »
Cette citation illustre un aspect fondamental de sa réflexion sur la dynamique des masses : leur formation, leur fonctionnement et leur relation avec le pouvoir. Voici les principaux points que l’on peut en dégager :
1. La propagation horizontale de l’ordre
Canetti décrit comment un ordre se diffuse rapidement parmi les membres d’un groupe, créant ainsi une masse. Cette propagation repose sur un mécanisme de peur et de proximité : les individus, dans leur crainte, se rapprochent et partagent immédiatement l’ordre reçu. Cela souligne la manière dont la masse se forme par contagion émotionnelle et par l’imitation.
Analyse :
La peur joue un rôle central dans la formation des masses. Elle pousse les individus à chercher refuge dans le collectif. L’ordre devient un vecteur d’unification transformant un rassemblement d’individus en une entité collective.
2. Le rôle du mot d’ordre
Canetti met en évidence l’importance du "mot d’ordre" dans la dynamique des masses. L’orateur, grâce à des mots simples et percutants, donne une direction claire à la masse, facilitant sa formation et son maintien. Ces mots d’ordre deviennent une fonction symbolique de renforcement.
Analyse :
Le mot d’ordre agit comme un ciment pour la masse, lui permettant de se constituer rapidement. L’orateur devient le catalyseur de cette transformation : il ne fait pas qu’adresser des individus, il cristalise une entité collective.
3. La relation entre l’orateur et la masse
L’orateur exerce une forme de pouvoir charismatique sur la masse. Une fois qu’il a réussi à constituer cette dernière, il peut presque tout lui demander sans risquer de perdre son influence.
Analyse :
Cette relation illustre le pouvoir quasi hypnotique que peut avoir un leader sur une masse. La masse ne réagit pas rationnellement aux paroles de l’orateur ; elle est davantage guidée par son désir de cohésion et son besoin d’un leader pour exister.
4. Une réflexion sur le pouvoir collectif
Canetti montre ici que le pouvoir exercé sur une masse repose moins sur la coercition que sur la capacité à lui donner une direction claire. Ce processus révèle une ambivalence : bien qu’elle semble puissante, la masse est profondément dépendante de celui qui lui donne forme.
Conclusion :
Cette citation illustre parfaitement la thèse centrale de Canetti selon laquelle la masse est une entité vivante et dynamique, créée par des mécanismes psychologiques et sociaux spécifiques. Elle met également en lumière le rôle crucial du langage et du leadership dans le façonnement des comportements collectifs. En cela, Canetti propose une analyse intemporelle qui éclaire aussi bien les phénomènes historiques que contemporains liés aux mouvements de masse et au pouvoir charismatique.
Elias Canetti, Masse et Puissance, p. 352
« Il est donc vrai que des hommes qui ont agi par ordre s’estiment parfaitement innocents. S’ils sont à même d’affronter leur situation, il se peut qu’ils éprouvent comme de l’étonnement d’avoir si complètement subi la puissance des ordres. Mais ce sentiment éclairé est lui-même sans valeur, arrivant trop tard, quand tout est depuis longtemps fini. Ce qui est arrivé peut se reproduire, car ils sont incapables d’élaborer une protection intime contre de nouvelles situations identiques à l’ancienne. Ils restent livrés à l’ordre sans défense, avec une conscience très obscure du danger qu’il représente. Dans le cas le plus net, heureusement rare, ils en font une fatalité, et mettent alors leur fierté à servir des jouets aveugles, comme si se résigner à cet aveuglement était une preuve de particulière virilité. »
Elias Canetti, Masse et Puissance, p. 490
« Nous avons montré dans cet essai que ce besoin d’invulnérabilité et la passion de survivre se confondent. Là aussi le paranoïaque se montre la réplique exacte du souverain. Leur seule différence est leur situation dans le monde extérieur. Par leur structure interne, ils sont identiques. On peut trouver le paranoïaque plus impressionnant parce qu’il se suffit à lui-même et ne se laisse pas ébranler par ses échecs extérieurs. Il ne fait aucun cas de l’opinion du monde, son délire affronte seul toute l’humanité. […] L’hypothèse s’impose que la paranoïa recèle la même tendance profonde que la puissance. C’est le désir d’écarter les autres de son chemin afin d’être l’unique, ou encore, sous une forme atténuée et souvent admise, le désir de se servir des autres afin que leur aide fasse de vous l’unique. »
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