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vendredi 8 septembre 2023

Le procès de Viktor Kravchenko : Le symbole de la propagande communiste d'après-guerre

L’ouvrage de Viktor Kravchenko a fait l’objet d’un article spécifique sur ce blog. Publié en 1946 outre-Atlantique, le livre de Viktor Kravchenko sortira en France un an plus tard. Le livre de cet ancien haut fonctionnaire et dissident soviétique a été entre 1945 et 1949 traduit en vingt-deux langues et vendu à plus de cinq millions d’exemplaires à travers le monde. Le sujet qui nous intéresse ici est le déroulement d’un procès incroyable qui se situera à Paris et qui fut à l’origine de plusieurs livres publiés en France : On peut citer notamment l’ouvrage de Guillaume Malaurie « L’affaire Kravchenko : Paris 1949, le Goulag en correctionnelle » et celui de Nina Berberova « L’affaire Kravtchenko ». Il est intéressant ici d’analyser la construction de l’argumentaire de ses détracteurs au cours de ce procès retentissant, et de retranscrire ces mêmes mécanismes en œuvre lors de polémiques médiatiques importantes. Typiquement, comment une partie adverse puissante tente de réduire au silence une seule femme ou un seul homme ? On parlerait aujourd’hui de lanceur d’alerte !

Ce procès retentissant est en effet d’une actualité incroyable, car il concentre un grand nombre de moyens d’intoxication et de propagande que nous allons analyser dans cet article. Le procès Kravchenko est bien plus que le procès d’un homme contre un journal français le diffamant ; c’est un procès politique contre le totalitarisme soviétique, à l’heure où Staline était seulement vu par l’Occident comme le grand vainqueur du nazisme, et où les prémices de la Guerre froide ne faisaient qu’apparaître timidement.


En 1949 en France, Kravchenko, après tout un combat pour la publication de son ouvrage aux États-Unis quelques années auparavant, décide d’intenter un procès en diffamation contre le journal communiste français les Lettres françaises qui avait tenté de nier l’évidence de l’existence des goulags en Union soviétique. Rappelons qu’à cette époque le PCF (parti communiste français, fondé en 1920) est le premier parti politique de France. Calomnié violemment depuis 5 ans, Viktor Kravchenko doit faire face à un rouleau compresseur de propagande soviétique imposant toute son influence dans les pays occidentaux. La machinerie soviétique va appliquer méthodiquement toutes les techniques de contre-influence en son pouvoir, ce qui donne là tout l’intérêt de son l’étude. Il va sans dire que tenter de contrer un ouvrage de 600 pages dénonçant la gabegie stalinienne, le terrorisme d’État et les déportations de masse doit se faire avec tout le talent cynique des Soviétiques de l’époque, secondés par leurs relais communistes occidentaux. Comme l’écrit Guillaume Malaurie dans son ouvrage, l’oreille de l’Occident est inattentive, celle de la gauche intellectuelle, volontairement sourde… 

Tout un système se sédimente autour d’une idéologie d’où rien ne sort, et qui n’a plus rien de conceptuel à sauver. Seuls les millions de morts dans les camps soviétiques ont une existence à sauver dans la conscience aveugle des Occidentaux endormis. 

Face aux calomnies incessantes du Parti communiste français et de ces instances littéraires locales, Kravchenko ne peut pas se laisser faire. Il doit contre-attaquer. Il décide donc de repartir dans un nouveau combat et de répondre à Paris directement par une offensive qui prend de vitesse les organes propagandistes communistes. Lors du procès public que Kravchenko intente donc aux Lettres françaises, organe de presse aux mains des communistes français, on peut apercevoir dans le public de brillants intellectuels français tels que André Gide, Mauriac et Aragon, mais également Joliot-Curie. Il y a en plus des artistes et des scientifiques, de nombreux politiciens encartés comme Pierre Cot, cité comme témoin de moralité. Ce dernier déclare d’ailleurs à cette occasion qu’en URSS « beaucoup de choses ne vont pas si mal qu’on le dit » et qualifie le livre de Victor Kravchenko de « peinture unilatérale » présentant « certaines vérités particulières seulement » pour glisser lentement vers « un tableau de mensonges ». Quoi de plus naturel de protéger le statu quo sur le monde soviétique quand on est membre de l’association des Amis de l’URSS depuis 1935 ? 

On parlerait aujourd’hui de lien d’intérêt entre le témoin et l’entité qu’il défend au procès !

Les Lettres françaises représentent donc le pivot organisationnel responsable de cette diffamation contre le dissident soviétique. Il faut abattre l’homme au profit du système totalitaire. Les Lettres françaises avaient en effet diffamé systématiquement Kravchenko en l’accusant d’être un fasciste prohitlérien - le point de Godwin était né - . Kravchenko avait été le premier à divulguer l’existence des camps de concentration, et d’anciens prisonniers se trouvaient présents au procès pour témoigner face aux Français. Internés des camps de la Kolyma et de Karaganda, ils donnent des récits incroyables de leur vie dans les camps soviétiques. 

Deux écrivains russes, Alexandre Soljenitsyne avec l’Archipel du Goulag publié bien plus tard en 1973, ainsi que Varlam Chalamov avec « Souvenirs de la Kolyma » témoigneront de l'intérieur. Plus de vingt ans après, ils raconteront les atrocités des camps de travaux forcés soviétiques dans un style glaçant de réalisme morbide. Varlman Chalamov, proche de Soljenitsyne depuis leur rencontre en 1962, prendra d’ailleurs peu à peu ses distances avec lui, considérant que sa description littéraire des camps était trop édulcorée pour décrire la réalité.

Kravchenko est un nom ukrainien. La grande majorité de ses témoins qui se succèdent à la barre du tribunal le sont également, et ce n’est pas un hasard quand on évoque alors la grande famine organisée par Staline en Ukraine. Pourquoi en Occident ne parle-t-on pas de Holodomor en 1933, avec ses 5 millions de morts, comme on parle de la Shoah avec ces 6 millions de morts ? C’est tellement un événement oublié du stalinisme… Certains passages de l’ouvrage de Kravchenko sont pourtant là pour décrire les faits horribles qui se sont déroulés à cette époque.

Victor Kravchenko, au cours du procès qu’il intenta aux Lettres françaises en 1949 à Paris

Dans l’hebdomadaire communiste les Lettres françaises un pseudo-écrivain dénommé Sim Thomas, présenté comme correspondant américain, et créé de toute pièce pour l’occasion, se prend violemment au dissident soviétique Kravchenko. Quand l’ensemble des protagonistes du journal communiste se retrouvèrent au procès en diffamation, il fut naturellement impossible de présenter face à Kravchenko le fameux Thomas.

Margarete Buber-Neuman à gauche durant le procès Kravchenko à Paris

Margaret Buber-Neumann, écrivaine et journaliste allemande, doublement rescapée des camps de concentration nazis et des goulags soviétiques, témoigne lors du procès Kravchenko. Le témoignage de Margaret Buber-Neumann est le point paroxystique du procès. Veuve du communiste allemand Heinz Neumann, elle est appelée à témoigner afin de démontrer la véridicité des faits relatés dans l’ouvrage de Kravchenko. Celle qui a miraculeusement échappé à la mort par deux fois dans les goulags soviétiques puis les camps de la mort nazis, raconte son histoire incroyable devant la Cour. Prenant sa position de témoin comme tribune, elle décrit les conditions de détention terribles dans les camps de prisonniers soviétiques. 

Après l’avoir écoutée, Simone de Beauvoir s’exclamera : 

« Depuis que j’ai entendu cette Allemande, je crois ! Je crois que Kravchenko dit la vérité sur tout. » 

La défense de la revue communiste Les Lettres françaises tentera de discréditer son témoignage en présentant son mari, Heinz Neumann, militant antifasciste et ancien de la guerre d’Espagne, comme pro hitlérien.

Nous pouvons ici faire une liste des différentes techniques de déstabilisation utilisées lors du procès Kravchenko. Elles s’articulent principalement autour de manœuvres classiques de décrédibilisation et de déstabilisation de la partie adverse et d’encensement aveugle du communisme :

  1. Présenter Kravchenko comme un propagandiste piloté par la CIA américaine
  2. Démontrer que Kravchenko est un espion américain ou bien un Soviétique aidé par la police américaine
  3. Faire croire que Kravchenko n’est pas l’auteur de l’ouvrage présenté : beaucoup d’arguments bidon présentés lors du procès font état d’un style d’écriture non russe, d’un livre qui n’a pas pu être écrit nativement en langue russe
  4. Discuter longuement de moindres détails écrits dans les 600 pages de l’ouvrage, afin de noyer les arguments principaux pour se concentrer uniquement sur des choses insignifiantes : noms de villes différents,  incohérence temporelle, aspect romancé, intrusions répétées dans la vie privée de l’auteur
  5. Souligner à plusieurs reprises l’immense qualité des communistes français ayant été résistants émérites pendant la Seconde Guerre mondiale, et ainsi par effet d’irrigation, rendre le socialisme soviétique moralement inattaquable 
  6. Décrédibiliser l’ouvrage en indiquant que Goebbels a été un lecteur en 1944 de l’ouvrage de Kravtchenko
  7. Pratiquer des attaques ad hominem : faire passer Kravchenko pour un alcoolique et un benêt lors de l’audition du Général Roudenko. Le député communiste Roger Garaudy est appelé à la barre comme témoin contre Kravchenko pour étayer cette thèse.
  8. Pratiquer l’amalgame : tout ce qui est antisoviétique est forcément pronazi, voire profasciste.
  9. Accuser Kravchenko de désertion envers l’armée soviétique, en indiquant qu’il était toujours sous obligations militaires en URSS


Conclusion

Dans un monde d’après-guerre qui avait réussi à tuer le monstre nazi, beaucoup préfèrent alors se tenir à distance respectable du communisme soviétique, comme si un potentiel « retour au tragique » était renié des élites. C’était en effet la première fois qu’un système s’acharnait non pas sur une catégorie spécifique de sa population, par racisme, antisémitisme, homophobie, mais à la société civile tout entière, tout cela sous l’étiquette de la démocratie prolétarienne internationaliste.

Kravchenko n’a eu ni la plume littéraire de ses successeurs (Soljenitsyne, Chalamov, Pasternak) ni l’envergure politique de Khroutchev, mais ce fut le tout premier à faire bouger les lignes et exhiber les vrais mécanismes de propagande soviétique, notamment grâce au procès pour diffamation qu’il intenta en France contre Les Lettres françaises. Il a été avec son entêtement l’initiateur du dossier à charge de l’URSS et a réussi à créer un caisson de résonnance médiatique avec ce procès. Même son éditeur français qui fera une bonne opération commerciale en écoulant plus de 500 000 exemplaires de 1945 à 1955, ne sera pas à l’abri des sbires du Parti communiste français qui le menaceront « avec promesses formelles d’exécution rapide ou de tortures diverses ». La même chose se produira avec Calman-Levy quand la maison d’édition publia « Le zéro et l’infini » de Koestler. Au global, pendant près de trente ans, la presse parisienne s’enfonce dans une posture attentiste afin de ménager toute critique de la Russie soviétique. Gallimard refusera également le « Staline » de Boris Souvarine, probablement trop subversif, finalement publié par les éditions Champ Libre en 1977.

Le 13 novembre 1947, Les Lettres françaises publiaient donc un article sensationnel « Comment fut fabriqué Kravchenko » en présentant un certain Sim Thomas fabriqué de toutes pièces, ancien fonctionnaire des Services secrets américains, ultime tentative d'intoxication pour discréditer l'auteur. On prêta à Kravchenko un fort penchant pour la boisson, et une incapacité d’aligner des pages d’écriture… Il aurait été sur le point d’être rapatrié en URSS pour son remplacement à cause de son incompétence. En fait, Sim Thomas n’est qu’un prête-nom. Que Kravchenko ait écrit son livre seul, ou aidé d’un prête-plume, l’importance réside dans la pureté de son témoignage historique, son caractère de lanceur d’alerte comme nous dirions aujourd’hui. Les moyens engagés pour le faire taire doivent nous faire réfléchir à l''ensemble des mécanismes qui peuvent être mis en œuvre pour déstabiliser une parole dissidente.

Ce procès est actuel, car c’est le procès du totalitarisme, et non pas le procès d’un homme isolé. C'est un procès durant lequel tous les moyens ont été utilisés pour discréditer l’homme afin d’étouffer son message et ne pas salir un système totalitaire aux relais internationalistes protéiformes. Même s’il n’était pas une juridiction internationale, le procès Kravchenko constitue à bien des égards une source de réflexion et d’interrogation atypique sur les liens entre forme judiciaire, défense politique, mécanismes de dénigrement et dénonciation ou jugement de crimes de masse. En choisissant la France, comme pays le plus soviétophile d'Europe, au parti communiste le plus puissant de l'Ouest, Kravchenko a ainsi transcendé son procès pour le rendre intemporel. Il a su cristalliser sur lui l'ensemble des outils du système pour contre-influencer ce qu'on appellera plus tard les lanceurs d'alerte !


Webographie



Sources bibliographiques pour aller plus loin

BERBEROVA, Nina, L’Affaire Kravtchenko, Éditions Actes Sud, Paris, 1993, 288 p.

BUBER-NEUMANN, Margarete, La Révolution mondiale, L’histoire du Kommintern (1919-1943) racontée par l’un de ses principaux témoins, Editions Casterman (édition originale allemande de 1967), Paris, 1971, 412 p.

CHALAMOV, Varlam, Souvenirs de la Kolyma, La Découverte - Fayard, Paris, 1986, 1183 p.

KOESTLER, Arthur, Le Zéro et l’infini, Calman-Levy, Paris, 1945, 247 p.

KRAVCHENKO, Vladimir, J’ai choisi la liberté, Éditions Self, Paris, 1947, 638 p.

MALAURIE, Guillaume, L’affaire Kravchenko — Paris 1949 : le Goulag en correctionnelle, Éditions Robert Laffont, Paris, 1982, 281 p.


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