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lundi 1 mars 2021

Fiche de lecture - Henri Gobard - La guerre culturelle - 1979

Henri Gobard était enseignant au département d’anglo-américain de Vincennes. Il a beaucoup écrit sur la résistance culturelle de la langue française, qui se veut combattre les menaces que représente pour la survie de sa culture et du patrimoine culturel hexagonal, l'invasion de l'anglais, et plus particulièrement de l'anglo-américain. Il a notamment écrit "L'aliénation linguistique" en 1976 où il dénonce l'importance grandissante de l'anglais dans l'hexagone.

"En renonçant spontanément à parler sa propre langue dans son propre pays, on signe l'abdication de la dernière souveraineté qui pourrait être encore incontestable, la souveraineté culturelle de tous les peuples". 

Cette fiche de lecture présente l'ouvrage éponyme "La guerre culturelle" ou l'auteur présente une technique d'influence culturelle dont il réprouverait sans aucun doute le terme moderne : le soft Power de la culture américaine sur les vieux pays d'Europe.


"La guerre classique visait au coeur pour tuer et conquérir, la guerre économique visait au ventre pour exploiter et s'enrichir, la guerre culturelle vise à la tête pour paralyser sans tuer, pour conquérir par le pourrissement et s'enrichir par la décomposition des cultures et des peuples. La guerre culturelle use et abuse de toutes les libertés pour s'introduire partout et pour détruire de l'intérieur toutes les valeurs, toutes les différenciations, toutes les richesses spirituelles des peuples qui ont accueilli les porte-parole unilinguistes des sociétés multinationales. [] Les professeurs et les étudiants doivent constituer les premiers états-majors qui élaborent une stratégie et une tactique de contre-offensive pour s'opposer à l'énorme marée noire des infiltrations de la propagande publicitaire directe qui réduisent les peuples libres à l'état de masse d'acheteurs conditionnés."

"Alain Peyrefite oublie le troisième terme [après l'économique et les armes] qu'implique les deux autres : la culture... Sans doute parce que c'est une évidence ; mais précisément, plus rien n'est évident aujourd'hui, même la culture, et la pertinence de son propos sur la pérennité de la lutte économique risque d'être sans objet, car les ravages de la guerre culturelle sont pires que ceux de la lutte économique."

"Or chaque culture est une conception du monde autonome qui ne s'autorise que d'elle-même et qui délimite l'acceptable et l'inacceptable. Certes, toutes les cultures ont par définition des critères différents et qui peuvent paraître arbitraires à l'observateur de Sirius, mais rappelons que l'observateur n'est qu'un voyeur ou un espion et que Sirius n'est qu'une étoile." 

L'auteur se plaint de la propagande états-unienne (en créant un néologisme original usaïque dans le texte) qui est capable financièrement d'imposer des productions en films, programmes de télévisons, chansons, vêtements via la simple loi du nombre, asphyxiant ainsi les productions locales européennes et a fortiori nationales, privées de débouchés locaux.

On peut se féliciter que les lois d'exceptions culturelles amorcées par Malraux dans les années 60 ont été complétées dans les années 80 afin de mieux protéger l'ensemble des artistes nationaux. Au-delà de la polémique de l'utilité ou de l'inutilité de cette politique qui concentre de nombreux débats en France, il est important de voir les jeux d'influence et de "soft power" qu'appliquent les États pour promouvoir par le biais de leur culture, un jeu d'influence économique sur les autres.

"Le matraquage publicitaire est une forme moderne et supérieure de la propagande. [] Le matraquage publicitaire, au contraire, prétend être neutre (je ne fais qu'"informer"), être utile (que feriez-vous sans "information"), et être aimable (je suis à votre service)."

Il semble que les inquiétudes de l'auteur aient été entendues par le Gouvernement dit Jacques Chirac II (alors Premier ministre de la cohabitation), notamment lors des propositions faites dans l'ouvrage sur l'établissement de quotas dans la musique. La loi Léotard sur les quotas de chansons françaises est promulguée en 1986. Elle indique que la proportion substantielle d'œuvres musicales d'expression française ou interprétée dans une langue régionale en usage en France doit atteindre un minimum de 40 % de chansons d'expression française, dont la moitié au moins provenant de nouveaux talents ou de nouvelles productions.

"Comme Christophe Colomb a découvert l'Amérique, l'ai découvert la guerre culturelle et je dis que les films, la télévision, la musique, la publicité, sont des instruments de propagande indirecte dans la plus grande entreprise de décervelage que le monde ait connue et qu'il est grand temps de nous resaisir avant que nous ne sachions plus qui nous sommes."

"Au moment où les Américains eux-mêmes s'aperçoivent de la faillite de leur système basé sur le profit et non sur une culture, nous nous précipitons vers la volupté de la servitude."

"Seule la reconnaissance du fait ethnique à l'intérieur des nations pourra ouvrir le national sur l'international sans le faire sombrer dans le cosmopolitisme atlantique. Le sentiment national est aussi un sentiment de solidarité sociale d'autant plus fort qu'il est précisément intranational avant de devenir international."

"La guerre culturelle est la pire des guerres, car la guerre mobilise, tandis que la guerre culturelle paralyse."

 Alors que l'auteur indique à contrario une pénétration quasi nulle des films étrangers sur le marché domestique américain, on voit que, quarante années plus tard, les chiffres n'ont guère bougé selon un spécialiste du marché cinématographique américain :

"In total there were in 2018, 30 films that met this criteria out of 852 total films with at least $5 million at the domestic box office. That means that the domestic box office, from a pure film count, is 96.5% domestic productions. When looking at dollar value, only about 0.2% of the total box office revenue of films making over $5 million is from foreign films."

Henri Godard poursuit son ouvrage par de longues digressions sur le capitalisme et la haine des bourgeois, ce qui ne rentre pas directement dans sa thématique première, sauf à considérer la classe dominante comme source de tous les maux de la société. Apatride et individualiste, la classe bourgeoise est, selon l'auteur, l'origine de la putréfaction de la société...

Néanmoins, il poursuit avec un certain nombre de citations intéressantes à retenir :

"La différence entre un peuple et une masse, c'est qu'un peuple est composé non pas d'individus, ni d'êtres vivants, mais d'hommes, de femmes, et d'enfants reliés les uns aux autres par une culture commune qui les rend tous solidaires, qu'ils le veuillent ou non. Une masse, au contraire, n'est qu'un immense amoncellement d'individus qu'on a privés de toute culture, de toute appartenance, qui ne sont plus rien que des exploités sans patrie, servant des capitalistes apatrides."

"La guerre culturelle de notre époque n'est pas la guerre d'une culture contre une autre, mais la guerre d'un système totalement déculturé, un système cosmopolite, un bric-à-brac pseudoculturel qui veut détruire toutes les cultures, toutes les nations pour en faire des marchés commerciaux, des zones touristiques ou des musées folkloriques."

"Si la France a un rôle à jouer dans cette guerre culturelle qui n'ose dire son nom et qui ne tend à rien moins qu'à la destruction de toutes les valeurs et de toutes les cultures, c'est d'abord de faire une autocritique culturelle de son propre impérialisme linguistique et de montrer comment les meilleures intentions aboutissent à la déculturation, c'est-à-dire à la perte du sentiment d'appartenance concret à une langue, des coutumes, une religion, des valeurs spécifiques qui faisaient de tout individu non pas un simple être humain interchangeable et universaliste, mais un homme ethnique, appartenant à un peuple déterminé."

"Aujourd'hui l'intelligentzia respectueuse n'ose plus traduire, encore moins adapter ; elle préfère l'obséquiosité plutôt que l'outrecuidance. En ce sens la guerre culturelle dévoile autant la réalité de l'impérialisme culturel américain que la démission culturelle française. De plus il ne s'agit même plus de la victoire d'une culture sur une autre, mais de l'invasion d'une production culturelle commerciale basée sur la négation profonde de toutes les cultures déchiquetées dans la moulinette des mass médias qui mélangent tous les arts, les styles, les époques, les pays, les religions, dans un hamburger indéfini..."

"Une Europe marchande est prête à abdiquer son identité culturelle pour conserver ses bénéfices quitte à subir une triple colonisation : celle d'en haut, par l'argent et l'hégémonie des cosmopolites, celle d'en bas, par l'importation massive d'une main-d'œuvre bon marché et qui s'installe dans le peuple, celle du milieu par l'encouragement à la consommation sans reproduction."

"Les sociétés multinationales démontrent qu'il n'est plus besoin d'armée pour envahir un pays. Il semble que nous assistions, impuissants, à cette nouvelle forme de guerre économique et que nous ne nous apercevions pas que la guerre économique est aussi dangereuse, que la guerre des armes. Les marchands n'ont pas de patrie et leur guerre est la guerre permanente et universelle, contre les nations, contre les États." 

 Pour l'auteur, avec les mots des années 70, la guerre économique se décline en trois fronts différents :

  • Le front financier : les mouvements de capitaux se mondialisent et prennent le levier de commande des économies souveraines. C'est déjà une première remarque sur la financiarisation de l'économie et son internationalisation sur le marché des capitaux et des bourses.
  • Le front des travailleurs : on dirait aujourd'hui la libre circulation des personnes. Une fois le vivier national épuisé, les entreprises recherchent soit à importer des travailleurs issus de pays à bas cout et /ou d'anciennes colonies, soit directement à délocaliser le travail dans ces pays-là. Le premier choix a une conséquence sociale sur le pays, alors que la seconde a une conséquence de créer des dépendances stratégiques avec des pays à bas couts.
  • Le front culturel : imposition de la culture du dominant via l'importation massive de produits plus commerciaux que réellement culturels, mais le dernier véhicule les premiers. En effet, en important des traceurs forts dans le cinéma américain (cow-boy par ex.), les produits commerciaux ont mécaniquement leur support publicitaire (jeans, cigarettes, alcools, etc.
Enfin, n'est-il pas magnifique de conclure cette lecture laborieuse par une belle citation de Nietzsche que donne l'auteur dans les toutes dernières pages de son ouvrage (traduction reprise non pas de l'auteur lui-même dans l'ouvrage mais d'une traduction plus officielle) :

"Qu'est-ce qui est bon ? Tout ce qui exalte en l'homme le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance même. Qu'est-ce qui est mauvais ? Tout ce qui vient de la faiblesse. Qu'est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la puissance croît, qu'une résistance est en voie d'être surmontée. Non d'être satisfait, mais d'avoir davantage de puissance. Non pas la paix, mais la guerre. Non la vertu, mais la valeur (vertu dans le sens de la Renaissance, virtu, une vertu « garantie sans moraline »). Périssent les faibles et les ratés ! Premier principe de notre philanthropie. Et il faut même les y aider. Qu'est-ce qui est plus nuisible qu'aucun vice ? La compassion active pour tous les ratés et les faibles — le christianisme...

L’Antéchrist (1888), Friedrich Nietzsche, éd. Gallimard, coll. Folio Essais, 2006 (ISBN 978-2-07-032557-3), Aphorisme 2, p. 16

Nietzsche

Conclusions

Empruntant souvent un vocabulaire marxiste-léniniste, haïssant la bourgeoisie ainsi que les entreprises internationales, l'auteur donne ici un point de vue sans demi-teinte de sa vision du monde économique réduisant les individus solidaires d'une culture nationale en personnages déculturés individualistes et consuméristes. Il exprime également un fort enclin traditionnel et antiavortement, souhaitant une France plus jeune avec une population renouvelant ses enfants. Il utilise même la technique du poing Godwin en comparant l'avortement à une méthode douce d'holocauste des naissances... Par delà la caricature et le verbe parfois maladroit, le sujet de l'influence culturelle est lancé et bien décrit dans les mots de cet ouvrage de 1979. Même si souvent l'ouvrage prend l'apparence d'un pamphlet antiaméricain, l'auteur rappelle :

"S'agit-il de faire de l'antiaméricanisme systématique ? Aux dieux ne plaise ! Nous savons exactement ce que nous devons aux Américains pour éviter l'excès d'honneur comme l'indignité. Mais enfin est-ce trop demander que de remettre ses grands amis à leur juste place ? Est-ce trop demander de donner la priorité aux productions françaises en France ?"

La question en 2021 demeure légitime, surtout quand l'auteur parle d'imposer des quotas afin de donner la même chance aux productions allemandes, italiennes, ou nordiques. Qui en effet peut citer une production cinématographique de chaque pays d'Europe aujourd'hui ? Le paradoxe est bien là, surtout quand partout on souhaite plus d'Europe !

Étrangement, cet ouvrage fait face aux propos de Yuri Bezmenov, ancien transfuge du KGB, expliquant dans ses conférences aux États-Unis, les techniques de subversion que l'URSS appliquait à son ennemi de l'Ouest dans des domaines variés allant de l'éducation à la vie sociale. Il apparait ici intéressant en effet de voir comment les États-Unis ont appris de leur ennemi pour décliner une politique d'influence "soft" via sa culture américaine, et ainsi s'ouvrir de nouveaux marchés économiques.

La France, en tout cas, a su se protéger partiellement avec des outils imparfaits dits d'exception culturelle française et de quotas musicaux sur les radios, comme sur les plateformes de musique en ligne. Leurs détracteurs pointeront bien sûr les écueils malheureux dans lesquels ces outils de protections sont tombés, mais rétrospectivement il apparait que le job a été fait, même si de nouvelles attaques semblent approcher. La nouvelle polémique de l'écriture inclusive est un sujet méritant un développement ultérieur et peut s'analyser comme un risque sur la linguistique française, notamment si on décorrèle la structure de la langue écrite par rapport à la langue parlée... 


Sources

Loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication (Loi Léotard)

https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGITEXT000006068930/

https://www.monde-diplomatique.fr/1976/11/MATTELART/33977

https://blog.blcklst.com/foreign-films-at-the-domestic-market-9858f75447cf

https://dicocitations.lemonde.fr/citation_auteur_ajout/35088.php


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